Blé, maïs, riz… Les guerres redistribuent les cartes des espaces agricoles, non sans menacer notre sécurité alimentaire. Les pays émergents d’Afrique et du Moyen-Orient, dépendants des importations, deviennent alors des pions stratégiques pour les puissances productrices russe et occidentale. Quelles sont les conséquences des conflits actuels, notamment en Ukraine, sur la stabilité de nos marchés internationaux de matières premières agricoles ? Décryptage avec Thierry Pouch, chef économiste à la Chambre d’agriculture de France, chercheur associé à l’université de Reims et membre du Club Demeter1.
La Russie et l’Ukraine figurent parmi les plus gros exportateurs de céréales. Leur capacité exportatrice a été endommagée par la guerre. Quelles sont les conséquences sur la stabilité des marchés internationaux de matières premières ?
Thierry Pouch : « Les marchés agricoles n’aiment pas vraiment les guerres, ça les rend nerveux car ils ne savent pas comment la situation va évoluer. L’inflation sur les produits alimentaires illustre bien l’instabilité générée par le conflit. Dès le lendemain de l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine, le cours des matières premières agricoles s’est considérablement élevé. Au mois de mai 2022, le prix du blé avait franchi les 430€ la tonne. Même pendant la crise économique de 2008 à 2012, on n’avait pas connu un tel niveau ».
Le conflit bénéficie-t-il, d’une certaine façon, à la Russie en termes de pouvoir agricole ?
« Oui totalement. La Russie est, depuis 2015, le premier exportateur mondial de blé et elle renforce cette position en partie grâce à l’appropriation du Donbass, en Ukraine, qui assure 10 % de la production de blé ukrainienne. La Russie représentait, avant la guerre, environ 18 % des exportations mondiales de blé. Avec les parts acquises sur l’Ukraine, on passerait aux alentours de 30 %. C’est un pouvoir alimentaire énorme. J’interprète cette guerre comme une russification des marchés agricoles, ou une désoccidentalisation (NDLR recul de l’Occident) ».
« J’interprète cette guerre comme une russification des marchés agricoles, ou une désoccidentalisation »
Thierry pouch, chef économiste à la Chambre d’agriculture de France
Moscou entretient des liens (énergie, militaire, humanitaire) avec la Somalie, le Burkina Faso, le Mali… La Russie met-elle la guerre à profit pour asseoir son pouvoir sur l’Afrique ?
« Oui, la Russie utilise le conflit en Ukraine pour développer une stratégie consistant à exporter du blé à des pays africains dépendants en termes d’alimentation, qui s’engagent à ne pas voter les sanctions à l’Assemblée générale des Nations unies2. Ces pays exportent leur pétrole à la Russie, en échange de quoi, Moscou propose des accords sur les approvisionnements en matières agricoles. Les prix très bas proposés par Poutine concurrencent l’Europe et les États-Unis, pour leur subtiliser des parts de marché alors même que l’Occident était un partenaire économique privilégié des pays africains avant la guerre. Cela nous rappelle qu’en temps de guerre, l’agriculture devient un enjeu géostratégique ».
Quelles pourraient être les conséquences de ce nouveau rapport de force en matière d’approvisionnement agricole à l’avenir ?
« Les nouveaux rapports de force économiques entre puissances laissent craindre un effacement progressif des grands pays producteurs que sont les États-Unis, l’Australie, l’Europe et la France en particulier. La France produit 35 à 40 millions de tonnes de blé chaque année en moyenne. Elle en exporte la moitié, et notre premier client c’est l’Algérie, que la Russie cherche à s’accaparer. Et le même phénomène est à craindre pour d’autres pays comme la Tunisie, le Maroc, la Libye, le Yémen, le Liban et l’Égypte, qui ne sont pas en capacité de se nourrir seuls. Aujourd’hui, le premier fournisseur de blé en Égypte c’est la Russie. Il y a dix ans, il s’agissait des États-Unis. On voit bien les dangers : on peut disparaître en tant que fournisseur d’un pays et perdre notre influence. Ce qui explique en partie le retour en France, depuis deux ans, de la question de la souveraineté alimentaire ».
« Les nouveaux rapports de force économiques entre puissances laissent craindre un effacement progressif des grands pays producteurs »
Thierry Pouch, chef économiste à la Chambre d’agriculture de France
Cela laisse sous-entendre des alliances militaires et politiques qui peuvent découler de ces nouvelles relations économiques ?
« Absolument. Prenez le cas de l’Algérie : elle achète du blé à la France et nous vend du gaz en échange, mais il y a une partie des recettes gazières qui sont utilisées pour acheter de l’armement en provenance de Russie. Cela pose des questions sur l’avenir des liens historiques entre la France et l’Algérie. Il en va de même des relations grandissantes entre la Russie et le Brésil, qui se jouent notamment autour des importations d’engrais russe. Il peut y avoir des tractations autour de ces échanges, pour que le Brésil se comporte conformément aux exigences de Moscou. Sans oublier que sous l’impulsion du Brésil, les BRICS3 se sont élargis au 1er janvier avec l’adhésion de l’Égypte, de l’Iran, de l’Éthiopie qui sont des pays qui se rapprochent aussi de Poutine. Le Brésil est par ailleurs devenu le premier fournisseur agricole de la Chine, qui entretient des liens particuliers avec Moscou… Tout s’emboîte, non sans générer d’inquiétudes ».
L’Inde et la Chine sont les premiers producteurs de céréales et de riz en Asie. Les conflits actuels ont-ils des répercussions sur la politique agricole de ces pays ? Développent-ils des partenariats avec de nouveaux États ?
« Les conflits ont des répercussions mais pas sur les exportations, car la Chine et l’Inde ne sont pas des grands exportateurs. Ce sont de grandes puissances agricoles mais leurs productions intérieures ne suffisent plus à nourrir leur population donc elles importent énormément. En conséquence, les conflits actuels les obligent à faire des réserves. La Chine s’est mise à sécuriser ses approvisionnements en achetant du blé russe, donc la guerre change d’une certaine manière les courants d’échanges entre puissances. L’Inde, alors qu’elle s’était engagée à l’été 2022 à apporter plus de blé, de sucre et de riz sur le marché mondial, a décidé de restreindre ses exportations, créant des déséquilibres entre l’offre et la demande. La guerre génère auprès de ces pays producteurs une telle pression vis-à-vis de leur demande intérieure qu’ils changent leurs politiques économiques. Au détriment de pays importateurs qui leur sont dépendants pour se nourrir ».
- Association d’experts du secteur agricole, agro-industriel et agro-alimentaire ↩︎
- Le Mali a voté contre le retrait immédiat des troupes russes, tandis que l’Angola, l’Éthiopie, l’Algérie, la Guinée et le Mozambique se sont abstenus de voter les sanctions en février 2023. ↩︎
- BRICS était initialement l’acronyme de Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Il s’agit d’un groupe géopolitique regroupant depuis le 1er janvier 2024, dix pays du « Sud global » considérés comme émergents, ou en développement mais avec une forte croissance économique. ↩︎
Boîte noire
ChatGPT
Perplexity AI
Midjourney
- J’ai utilisé Perplexity AI et ChatGPT pour réaliser des recherches sur la guerre en Ukraine et l’influence de la production agricole sur l’équilibre des relations entre les grandes puissances économiques. Globalement, les informations fournies m’ont été utiles et m’ont permis de me faire une idée des enjeux autour de l’agriculture en temps de guerre et plus tard de préparer mes questions pour l’interview. J’ai demandé aux deux outils (Perplexity AI et ChatGPT) de se baser uniquement sur des sources fiables, et de me joindre les liens internet de ses sources. Sur cet aspect, ChatGPT montrait des limites. Par exemple, certaines données chiffrées sur le prix des céréales ne figuraient pas dans les sources citées. La vérification des sources a été plus concluante avec Perplexity AI.
- Pour la recherche d’interlocuteurs, Perplexity AI, c’est un oui. L’IA m’a permis de trouver le contact de Thierry Pouch, à partir d’un prompt plus que simple : « Je suis journaliste et je souhaite faire une interview avec un chercheur sur la guerre en Ukraine et ses conséquences sur la production agricole en Occident. Donne-moi des noms d’associations, d’organisations internationales, de clubs d’experts ou laboratoires de recherches en relations internationales qui pourraient répondre à mes questions ».
- Mon interview retranscrite au propre, j’ai demandé à ChatGPT de resserrer l’angle en supprimant certaines questions et en réduisant les réponses. Dans mon prompt, j’ai précisé qu’il devait garder les questions et les réponses sous leur forme initiale, mais ne conserver que les réponses les plus pertinentes. Je lui ai demandé d’enlever quelques phrases dans les réponses, mais il avait interdiction de reformuler les propos. Le résultat n’a pas été concluant : les réponses de l’interview étaient trop coupées, des phrases entières étaient supprimées sans prendre en compte la cohérence avec les propos qui les précédaient. Les réponses perdaient tout leur sens, des amalgames étaient faits dans certains paragraphes. La même tentative sur Perplexity AI a permis d’obtenir une interview beaucoup plus compréhensible, mais l’IA se permettait de reformuler complètement certaines phrases (alors même que je demandais dans la consigne de ne pas le faire). J’ai donc préféré couper manuellement mon interview.
- J’ai utilisé Midjourney pour générer une image qui puisse illustrer mon article. J’ai rédigé ce prompt : « Un champ de blé dans une ambiance de chaos, avec un tracteur à gauche et des soldats armés avec un char d’assaut à droite ». À ma grande surprise, le résultat a été concluant dès le premier jet. J’ai été satisfaite dans la mesure où l’image se rapprochait des visuels de jeux vidéo et ne semblait pas réelle, donc il y avait moins de risques qu’elle puisse être détournée de son usage.
En bref : ChatGPT et Perplexity AI répondent globalement aux consignes et proposent des éléments de texte concis. Donc pour la recherche synthétique pourquoi pas, l’IA peut nous faire gagner du temps sur des tâches simples, par contre pour la fiabilité des informations ce n’est pas trop ça. Il faut obligatoirement repasser derrière l’IA pour s’assurer que les sources sont fiables.
Pour retranscrire une interview et ordonner des idées, avoir recours à ChatGPT et Perplexity AI représente une perte de temps. C’est malheureusement le propre de l’IA : ces outils ne mesurent pas le sens de certains propos. Ce qui explique qu’ils n’aient pas, selon moi, le recul nécessaire pour traiter une interview sur un sujet aussi complexe que l’agriculture en temps de guerre. Les deux outils se permettent aussi de prendre des libertés alors même que la consigne était pourtant claire (ce qui est un gros frein pour moi).
Midjourney est fun à utiliser et peut vraiment être utile pour illustrer des sujets d’actualité pour lesquels nous n’avons pas de photos. Mais, pour des raisons d’éthique et de conscience journalistique, je ne l’utiliserai pas pour générer des images trop réalistes.